LE MONDE | 10.11.2015 à 15h25 • Mis à jour le 11.11.2015 à 06h47 | Par Daniel Vernet
La première fois que les Américains avaient vu à la télévision Helmut Schmidt renifler une poudre brune qu’il venait de déposer soigneusement sur le dos de sa main, ils avaient cru que le chancelier de la République fédérale d’Allemagne était un junkie. En fait, ce fumeur impénitent essayait, sur les conseils de son cardiologue, de substituer le tabac à priser à la cigarette. En vain. Jamais il n’a pu se séparer de ses cigarettes mentholées, qu’il consommait à la chaîne, quitte à braver l’interdiction de fumer dans les lieux publics. C’est d’ailleurs en partageant une première cigarette qu’il fit, au collège, en 1932, la connaissance d’Hannelore « Loki » Glaser, avec qui il restera marié pendant près de sept décennies, jusqu’à la mort de celle-ci en octobre 2010.
De la dépendance au tabac, il avait fait un genre littéraire. Pendant plusieurs années, pour l’hebdomadaire Die Zeit, dont il était devenu un des éditeurs après avoir quitté le pouvoir, il répondit aux questions du rédacteur en chef Giovanni di Lorenzo, de quarante ans son cadet, « le temps d’une cigarette ». « De merveilleux petits entretiens, frivoles, subversifs, très divertissants et souvent d’une grande pertinence politique et historique », a jugé la Süddeutsche Zeitung, lors de la parution du recueil de ces dialogues, un livre arrivé immédiatement en tête des ventes.
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Son passage à la chancellerie avait été relativement bref, huit ans contre quatorze pour Adenauer, ou seize pour Helmut Kohl ; son nom n’était lié à aucune réalisation spectaculaire, comme l’Ostpolitik, la politique de normalisation avec les pays communistes, pour Willy Brandt, ou la réunification de l’Allemagne, pour Helmut Kohl. Pourtant, il était devenu le « vieux sage » de la République, dont les avis étaient toujours attendus avec intérêt, que ce soit sur la montée de la Chine, les interventions extérieures de la Bundeswehr qu’il désapprouvait – que sont allés chercher les Occidentaux en Afghanistan, se plaisait-il à répéter, un pays auquel ils ne comprennent rien ? –, ou la monnaie européenne qu’il avait anticipée sous la forme du système monétaire européen avec son ami Valéry Giscard d'Estaing.
Tout apparemment séparait l’aristocrate sorti de Polytechnique et de l’ENA et le social-démocrate issu d’une famille modeste qui, ministre, continuait d’habiter une sorte de HLM dans le centre de Bonn. Mais chacun était fasciné par l’intelligence de l’autre. C’est à Giscard d'Estaing qu’Helmut Schmidt fera la confidence de ses origines juives, par son grand-père paternel, avant que la famille ne soit « aryanisée » pour échapper aux persécutions.
La collaboration entre les deux hommes, commencée au début des années 1970 quand ils étaient tous les deux les grands argentiers de leur pays, s’est poursuivie au sommet à partir du printemps 1974 alors que l’un accédait à la présidence de la République française, tandis que l’autre devenait chancelier fédéral. Après de Gaulle et Adenauer, avant Mitterrand et Kohl, Giscard d'Estaing et Schmidt ont formé ce qu’on a coutume d’appeler un de ces « couples franco-allemands » indispensables à l’Europe. Helmut Schmidt était convaincu que l’Allemagne pouvait avoir des idées mais qu’à cause de son histoire tragique, elle devait laisser la France les présenter.
Il était né le 23 décembre 1918 à Hambourg. Après le baccalauréat, il se destine à une carrière d’architecte, mais la guerre en décide autrement. Engagé dans la défense anti-aérienne, il finira lieutenant, sans avoir jamais appartenu au parti nazi. Après la défaite, il est brièvement interné dans un camp britannique où il croise la route d’un socialiste chrétien qui le convertit à la social-démocratie. Il choisit les études d’économie. Son diplôme en poche, il travaille dans l’administration de la ville-Etat de Hambourg sous les ordres de Karl Schiller. Une décennie plus tard, il lui succédera comme ministre fédéral des finances.
Il se lance dans la politique. Elu au parlement local, il devient en 1961 membre du Sénat (gouvernement) du Land de Hambourg, responsable des affaires intérieures. A ce titre, il organise la lutte contre les grandes inondations de 1962. Son sens de l’initiative et du commandement lui vaut une grande popularité qui dépasse les limites de la ville. Il y gagne un surnom : « der Macher », celui qui agit, par opposition à l’idéologue ou au rêveur. « Celui qui a des visions doit aller chez le docteur », avait-il coutume de dire.
Lors de la première grande coalition entre les Partis chrétien-démocrate (CDU) et social-démocrate (SPD), il est chargé de maintenir la discipline en tant que président du groupe parlementaire SPD au Bundestag. Un nouveau surnom apparaît : « Schmidt-Schnauze », « Schmidt-la-grande-gueule », à cause d’un art oratoire dont ses adversaires font les frais. A l’arrivée au pouvoir de la coalition social-libérale (SPD-FDP), il est nommé ministre de la défense. Il devient vite un expert des affaires militaires et de l’équilibre de la terreur. Dix ans plus tard, il sera à l’origine du déploiement des euromissiles américains pour faire face aux SS20 que les Soviétiques ont pointés sur l’Europe occidentale.
Après la reconduction triomphale du gouvernement SPD-FDP en 1972, il est ministre des finances. Participe-t-il à la conjuration ourdie par le vieil Herbert Wehner, le Père Joseph de la social-démocratie allemande, qui ne supporte plus les états d’âme, les hésitations politiques et les conquêtes féminines du chancelier Willy Brandt ? Toujours est-il qu’à la démission de ce dernier en mai 1974, l’accession d’Helmut Schmidt à la chancellerie apparaît naturelle. Il affronte deux crises et un défi : la flambée des prix du pétrole, les manifestations pacifistes contre les euromissiles et la vague terroriste de la Fraction armée rouge.
Il maîtrise la première en écornant quelque peu l’orthodoxie allemande – « mieux vaut 5 % d’inflation que 5 % de chômage », disait-il en référence aux deux épouvantails de la démocratie allemande d’après-guerre. Les prises d’otages et les assassinats de personnalités par la bande à Baader lui posent des cas de conscience, mais il choisit la fermeté. En revanche, il ne résistera pas aux divisions de son parti dans la crise des euromissiles. En 1982, les libéraux abandonnent l’alliance avec le SPD et se tournent vers les chrétiens-démocrates d’Helmut Kohl. Helmut Schmidt est amer d’être remplacé par ce gros provincial qu’il méprise alors, au point d’avoir toujours refusé de débattre publiquement avec lui. Les années passant, les relations entre les deux hommes se sont apaisées.
Avec l’âge aussi, Schmidt-la-grande-gueule avait perdu de son arrogance. La surdité l’empêchait de s’adonner à la musique qui avait toujours été son refuge contre les vicissitudes de la vie politique. Mais quand sa signature apparaissait à la « une » de Die Zeit, les ventes augmentaient ipso facto. Et quand il participait aux conférences de rédaction de l’hebdomadaire, les jeunes journalistes se pressaient pour profiter de ses analyses qui n’avaient rien perdu de leur acuité.
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